Quand le photographe Frédéric Brenner propose en 2007 à Josef Koudelka de participer au projet collectif « This Place », 12 regards de photographes sur Israël, la première confrontation du photographe de Magnum avec ce que les israéliens nomment pudiquement « la barrière de sécurité » et les palestiniens appellent « le mur de séparation » est violente, car elle fait écho à une mémoire tenace et à d’autres murs. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie, chars russes en tête, rentrent en Tchécoslovaquie pour écraser le Printemps de Prague. Josef Koudelka photographie pendant dix jours d’une intensité extrême, la résistance acharnée et les rassemblements spontanés de ses concitoyens, unis comme jamais face à l’oppression. Première traversée du rideau de fer, ses photographies passeront la frontière en secret pour parvenir aux Etats-Unis où l’agence Magnum, dont il deviendra membre associé, les diffusera avec la signature « un photographe tchèque anonyme ». Les photos ne seront publiées sous son nom qu’en 1984 lors d’une grande exposition conçue par Robert Delpire, à Londres.
Seconde traversée du mur, Koudelka quittera son pays deux ans après l’entrée des troupes soviétiques à Prague, en 1970, avec un visa de sortie de trois mois et n’y retournera pas si ce n’est après vingt ans d’exil, pour exposer ses photographies de « l’invasion de Prague » dans la ville où il en fut le témoin.
Car Josef Koudelka est un exilé, un apatride, porteur d’un héritage perdu. Il sillonnera l’Europe de bout en bout, il « verra le monde », comme il dit, avec une liberté revendiquée, un nomadisme à toute épreuve, et produira une des plus belles œuvres photographiques du 20ème siècle, aussi importante que celle de Cartier-Bresson.
Mais revenons à ce qui amène le photographe, 40 ans après avoir quitté la Tchécoslovaquie, a entamé un travail inédit, entre 2009 et 2012, pour témoigner de la présence d’un autre mur, celui dressé entre deux peuples irréconciliables. Ce travail donnera lieu à la réalisation d’un projet photographique d’envergure qu’il intitulera « Wall » et au magnifique documentaire de Gilad Baram qui documente en quelque sorte ce travail.
Après avoir longtemps hésité à participer à ce projet photographique, à cause du risque supposé d’être instrumentalisé dans un conflit complexe, Josef Koudelka alors âgé de 79 ans, décide, au terme de son quatrième voyage, de photographier au format panoramique et en noir et blanc le mur de séparation entre Israël et la Palestine, en toute liberté. Il arpente alors pendant quatre ans et lors de 7 voyages successifs les rivages de la mer morte, Le désert rocailleux du Néguev, les villes de Bethléem, de Ramallah et d’Hébron, depuis les villages de Jérusalem Est et les colonies israéliennes de Cisjordanie jusqu’aux abords de Gaza. Pour le guider sur des terres dont il ne connait ni la langue, ni les sinuosités géographiques, le long des dédales dessinés par le mur de béton et les clôtures de fer, Gilad Baram, alors étudiant en photographie aux Beaux-Arts de Jérusalem. Celui-ci quittera très vite son habit d’assistant et trouvera sa place en filmant le photographe dans un dispositif de caméra fixe en grand angle, séquence après séquence, tournant des dizaines d’heures de rushes, inlassablement. Le film d’une heure et onze minutes qui en est extrait est bien plus qu’une forme de making of ou un simple documentaire sur un work in progress. Il est un témoignage sidérant et sans précédant du travail de Koudelka, de sa liberté sans faille, geste après geste, regard après regard, et constitue au final une réflexion profonde sur l’acte photographique.
Ce qui frappe d’abord et dont témoigne au plus près le film de Gilad Baram, c’est l’engagement physique, au sens premier du terme, de Koudelka dans son travail. Ce plan saisissant où, le souffle court, harnaché de son matériel, il rampe dans la poussière, sous des fils barbelés, à la recherche obstinée et jusqu’au-boutiste du bon angle, de la bonne distance; tous ces moment aussi où, par tous les temps, à n’importe quelle heure du jour, grimpant sur des gravats, marchant dans la boue, assis à même le sol, agrippé à son appareil ou fouillant dans ses boîtes à images comme un collectionneur, puis se levant, se cassant en deux dans une danse étrange et enfin campé de longues minutes dans une posture d’attente, les mains derrière le dos, le photographe poursuit sa quête.
A chacun de ces moments, Koudelka est tendu, en éveil, dans une seule direction, la seule importante à ses yeux : trouver les limites de la meilleure image.
Et ces limites demandent d’y revenir en permanence : revenir sur les lieux, encore et encore, revenir sur le cadre, sur les lignes de fuite, sur la forme, jusqu’à trouver « la seule façon », « la bonne distance », jusqu’à avoir la certitude, comme il l’explique lui-même, que l’on ne peut plus faire mieux, car « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Déjà en 1987, dans un dialogue avec Frank Horvat (1), il le décrivait ainsi : « Je dépends de ce qui se passe, je dois trouver la situation qui m’intéresse. C’est pourquoi je retourne aux mêmes endroits. Mais souvent ce que j’attends ne se présente pas ou se présente sans que j’arrive à photographier bien ». Et quand Horvat lui demande : « Mais c’est quoi bien ? ». Il répond : « C’est bien quand c’est le maximum d’une situation, et en même temps le maximum de moi. Il peut arriver que je touche ce maximum la première fois, par hasard, et que je retourne sur place dix fois de suite, pendant dix ans, sans pouvoir faire mieux. Ou qu’en cherchant un certain maximum j’en trouve un autre, auquel je n’avais pas pensé. Ce qui importe est la recherche, la motivation pour aller plus loin. »
On comprend alors très bien, par l’acharnement que cela implique, la liberté extrême que demande un tel travail, liberté de temps, liberté d’espace, qui définit si bien l’œuvre de Koudelka.
Puis, il y a son regard, constant, inquisiteur, intense. Avec ses yeux de vieil aigle, Koudelka anticipe la perspective, devine les ombres et les contrastes, construit les symétries. Il regarde aussi en permanence ses petits tirages pris sur le même lieu et observe la différence, la courte nuance qui l’emportera. Le film documente ce cheminement, cette recherche quasi obsessionnelle : « Pour voir ce qu’on veut voir il faut chercher et choisir. Je n’essaye pas de comprendre. Pour moi, la plus belle chose est de me réveiller, de sortir, d’aller regarder. Regarder tout. » (2)
Trouver ses propres limites, connaitre les limites des situations et des gens, mais aussi photographier les limites d’un paysage défiguré par un mur. Quelle magnifique idée et quel paradoxe de photographier ce qui sépare, ce qui coupe, ce qui brise une perspective, en utilisant un format panoramique qui au contraire ouvre, étire le cadre. Lors d’une séance de prise de vue à Bethléem, tout en photographiant un corridor encadré par deux parcelles de mur, Koudelka se retourne vers la caméra et exprime avec force dans une sentence dont il a le secret : « Quelle merde ! Comment peut-on faire ça à un si beau paysage. Le paysage ne peut pas se défendre. Ils sont en train de détruire le plus sacré des paysages à jamais ». Alors, tout en laissant une place dans l’arrière plan de ces panoramiques aux lignes d’horizons désertiques et aux douces collines de Cisjordanie laissant apparaître les villages qui les surplombent, il cadre tout ce qui fait mur : miradors, blocs de bétons, clôtures, check-points, bidons empilés, fils barbelés, cages de fer et d’acier et constate avec effroi qu’il sera difficile de revenir en arrière, que ces traces, même si les clôtures sont un jour abattues, seront longtemps les cicatrices béantes d’un paysage sacré.
De son côté, Gilad Baram laisse tourner sa caméra dans un dispositif qui ne prend pas partie, mais capte tout. Il intercalera au montage les séquences de prises de vue avec les images panoramiques en noir et blanc de Koudelka, certaines de ces photographies plus anciennes, enfin ses planches contacts, laissant voir les meilleurs clichés sélectionnées parmi d’autres, moments où la prise de position est cruciale.
Mais c’est quand l’imprévu, l’incongru, vient se glisser dans le champ que le film prend une portée plus politique, sans y paraître pour autant et vient déciller notre regard sur la réalité absurde et complexe du conflit israélo-palestinien, celle d’ « un mur et de deux prisons » comme le décrit Koudelka.
Ce sont d’abord ces lieux improbables qui sont les symptômes de cette absurdité, là où Koudelka construit son récit : la reconstitution, dans un champ, d’une bataille de 1948 avec de dérisoires mannequins, la cage vide d’un check-point près de Ramallah, un camp d’entraînement où sont reconstituées pour l’exercice militaire quelques bâtiments et minarets ainsi qu’une place déserte, pauvre ville fantôme sans aucune âme, théâtre d’ombres de batailles rangées. Ce sont aussi ces scènes presque burlesques, parfois drôles dans leur banalité vaine, ces moments de rencontre, où des personnages entrent dans le champ et croisent le chemin du photographe : la visite guidée du tombeau de Rachel à Bethlehem, au milieu des blocs de bétons, la rencontre surréaliste avec le soldat d’élite admirateur de Magnum ou ce vieux palestinien, portable à l’oreille, qui ne comprend pas très bien dans l’attitude du photographe ce qui se joue devant lui. Enfin une courte scène ponctue le film et renvoie l’air de rien Koudelka à son statut d’exilé. Elle éclaire en même temps ce qu’il a su tourner à son avantage et qui a toujours fait sa force et sa différence. Un paysage à l’horizon et deux soldats de dos. Koudelka se rapproche et vise la meilleure image, une nouvelle fois. L’un deux finit par se retourner et questionne en hébreu : « D’où venez-vous ? ». Sans comprendre, Koudelka répond : « Je prends des photos ». Ce n’est pas Ce ne sont pas nos origines qui nous définissent, mais l’héritage qu’elles nous lèguent et les actes qu’elles supposent. Il est beau de voir que Koudelka l’exilé se définit d’abord par ses images, témoignages de vérité, prises de position qui lui permettent de conserver ce qu’il nomme lui-même « une colère saine », pour un but ultime : « montrer aux gens ce que peut-être ils n’ont pas encore vu ».
Philippe Bonnaves – 23 mars 2017
(1) (2) : « entre vues », Frank Horvat, Editions Nathan Image, 1990