Je me suis retrouvé devant la photographie de Hiroshi Sugimoto, polar bear (1976), lors d’une rétrospective à la Neue National Galerie à Berlin en 2008. L’impression première fut un sentiment d’étrangeté, comme un doute sur la véracité de l’image face à une forme d’esthétisme plat et figé, un peu morbide. Après coup, je me suis donné une explication rationnelle liée à la profondeur de champ souvent absente des photographies animalières prises à longue focale. Puis, je suis passé à d’autres images sans approfondir.
La photographie de Taryn Simon, Troy Webb, scène of the crime, vue lors de l’exposition au Jeu de Paume en 2015 au titre énigmatique Vues arrières, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure provoque aussi une forme d’étrangeté : le sujet semble être placé là, sans devoir y être, absent à lui même ou plutôt au décor.
Dans les deux cas, on a envie d’en savoir plus et de trouver la légende, l’explication derrière l’image, le fond derrière la forme. Voir n’est plus suffisant. Georges Didi Huberman le formule ainsi : « quel genre de savoir je peux tirer de mon voir ? » (1)
L’image de l’ours fait partie d’une des premières séries de photographies réalisées par Sugimoto à l’American Muséum of National History. L’animal empaillé est placé dans un décor artificiel devant une toile de fond peinte, dans une vitrine en trois dimensions, un diorama, qui donne d’ailleurs son nom à la série.
Quant à Taryn Simon, elle a documenté dans sa série Innocents des cas de condamnations illégitimes aux Etats-Unis sur la base de faux témoignages visuels, d’erreurs d’identification (à partir de portraits-robots ou de photos d’identité judiciaire). Puis, elle a photographié ces hommes sur les scènes de crimes qu’ils n’avaient pas commis, sur le lieu où un témoin les avait identifiés ou à l’emplacement de leur alibi, là en tout cas où ils ont cru avoir été vus et où leur vie a basculé, dure réalité par delà l’illusion.
Ces deux photographes, au delà d’un questionnement radical sur la crédibilité du média qu’ils utilisent autour d’une dialectique entre réalité et illusion, vérité et fiction, font acte de témoignage.
Hiroshi Sugimoto après avoir photographié polar bear a prolongé son travail sur les dioramas pendant 40 ans et Taryn Simon n’a pas seulement mis en scène ses sujets, elle les a questionnés sur l’erreur judiciaire qu’ils ont vécue en accompagnant son travail d’un document vidéo.
Dans les deux cas, au delà de la photographie et de la mise en abîme, la démarche s’est prolongée vers le politique, à différents niveaux.
Pour Sugimoto, « we lost nature, this is the correction of the lost nature to me, it is very important to photograph diorama again » et quand Taryl Simon parle de son travail, elle insiste avant tout sur les déviances d’un système : « The criminal justice system had failed to recognize the limitations of relying on photographic images ». En photographiant ces innocents, elle les réhabilite en quelque sorte, par l’image. Dans les deux cas le dispositif est artificiel, c’est l’acte qui fait vérité. Sugimoto agit pour corriger, esthétiser, transformer la représentation que nous avons de la nature.
Taryn Simon tente elle de remettre des hommes condamnés à tort à leur juste place.
(1) Georges Didi-Huberman, à l’occasion de la publication de « L’Album de l’art à l’époque du Musée imaginaire » (Hazan-éditions du Louvre), France Culture, la Grande Table, Sept. 2013