En 1792, Goya peint son ultime carton de tapisserie pour le bureau du roi, « le pantin » (« El pelele »), dernier d’une série qu’il réalise à contrecœur. On y trouve déjà le dérèglement, le « couac » dont parle Georges Bataille (1), « couac » qui préfigure pour Goya la série des Caprices et l’ « invention » qui la caractérise. En quoi est-ce une dérive au delà du sens académique, un coup de pied à l’ordre établi, une rupture, « une fêlure » qui vient troubler l’harmonie générale d’une nième œuvre de commande?
D’abord parce qu’un pantin, figure carnavalesque par excellence, est par nature même désarticulé, ensuite parce qu’il se dérobe au rationnel, dans une position suspendue, figée, position intermédiaire entre l’horizontal et le vertical. Son étrangeté précède le récit, le catapulte dans un ailleurs incertain, chancelant. Est-il inanimé ou vivant, factice ou réel?
Goya, en habile contrebandier, cherche t-il à faire passer une caricature ironique en sabotant le système de l’intérieur (il est à ce moment peintre de la chambre du roi) ou s’offre t-il une récréation, un caprice, un trou d’air dans une iconographie champêtre, un instantané du quotidien? Entre la chute et l’envol la scène est trompeuse, se situe au delà du visible, indéchiffrable.
Goya reprendra ce motif dans les Disparates, datées entre 1815 et 1823. La « disparate Femino »(« déraison féminine ») assumera la thématique du pantin mais cette fois fera dialoguer farce et absurde, jeu d’enfants et chaos du monde. Se heurtent alors dans toutes les nuances du gris de l’aquatinte et du noir hachuré de la pointe sèche et du burin la bestialité triviale et l’innocence de la séduction. Et l’écho de cette chute se fait entendre dans la sérigraphie sombre et désespérée à l’encre noire que Warhol réalise en 1963, suicide prophétique d’autres guerres à venir, hantise de la chute et des mondes qui basculent.
Justement, l’art de Goya est un art du basculement : entre l’envol et la chute, la blessure et la convalescence, la lumière et l’ombre, du carcan institutionnel imposé par la commande à la liberté créatrice la plus grande. C’est dans ce basculement souvent incertain, que se situe un au delà, dialogue de l’artiste avec la folie du monde. A propose de Manet, Bataille écrivait ce qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à Goya : « Personne ne chargea davantage le sujet : sinon de sens, de ce qui, n’étant que l’au-delà du sens, est plus que lui ».(2)
(1) « L’aspect des tiges feuillues provoque généralement une impression de puissance et de dignité. Sans doute de folles contorsions des vrilles, de singulières déchirures du feuillage témoignent que tout n’est pas uniformément correct dans l’impeccable érection des végétaux. Mais rien ne contribue plus fortement à la paix du coeur, à l’élévation d’esprit et aux grandes notions de justice et de rectitude que le spectacle des champs et des forêts, les parties infimes de la plante, qui témoignent parfois d’un véritable ordre architectural, contribuant à l’impression générale. Aucune fêlure, semble-t-il, on pourrait dire stupidement aucun couac, ne trouble d’une façon notable l’harmonie décisive de la nature végétale.”, Georges Bataille, “Le langage des fleurs”, dans Documents cit., I, p.163
(2) Georges Bataille ,Manet, Skira, 1983, p.95