Du 10 mars au 15 juin 2017 aura lieu, à l’occasion du 150ème anniversaire de Käthe Kollwitz, une exposition exceptionnelle au Käthe Kollwitz Museum de Cologne, « Soulèvement ! Renaissance, réforme et révolte dans l’œuvre de Käthe Kollwitz ». Cette exposition sera consacrée au cycle « La guerre des paysans », « Bauernkrieg » (1902/03–1908), et au travail de recherche effectuée par l’artiste pour le réaliser. En ce début d’année où le musée du Jeu de Paume a exposé des gestes de soulèvements, une remarquable gravure de Kollwitz, « Losbruch », y a trouvé sa place et est venue questionner par l’image comment les peuples se soulèvent. Elle fait écho à distance aux « Désastres de la guerre » de Goya et à d’autres révoltes plus contemporaines…
Etre aux aguets
Il est de certains détails, impensés sur le moment, entraperçus comme dans un rêve et qui d’un coup, on ne sait trop comment, se transforment en une évidence et tissent leur fil. Une pensée prend alors forme et fait son travail, cette fois plus laborieusement par collision ou plutôt en association avec d’autres aperçus, d’autres fils, d’autres fulgurances laissés de côté, en attente.
Le premier instant est celui d’un ressenti, dans un flottement presque intuitif qui demande cependant d’« être aux aguets » (1) dans ce temps bref où une rencontre se fait avec un nouvel objet, presque là par hasard dans une forme aux contours encore flous mais déjà signifiante.
La deuxième étape vous demande d’être totalement en éveil, à votre table de travail et de coucher sur le papier, de laisser prendre forme l’idée ainsi advenue pour parvenir à tisser jusqu’au bout le fil de cette pensée, d’abord en la clarifiant, ensuite en l’assemblant avec les autres pensées éparses qui ne demandaient qu’à être reliées par l’alchimie des mots.
Soulèvements
L’entraperçu cette fois-ci m’a saisi dans la deuxième salle de l’exposition « Soulèvements » au musée du Jeu de Paume (2), à l’étape du parcours sur-titré par Georges Didi-Huberman « Gestes (Intenses) », devant deux gravures de Käthe Kollwitz, « Losbruch » (3) (traduit par « Assaut ») et « Aufruhr » (4) (traduit par « Emeute »), deux images de soulèvements, au cœur de la tourmente, quand l’artiste saisit le moment où deux foules révoltées se mettent en action, comme une déferlante que rien ne peut arrêter. Les deux gravures sont accrochées côte à côte faisaient écho à un siècle de distance à une gravure de Goya présentée dans une vitrine de la salle précédente, dévoilée par une seule page ouverte d’une très belle édition des « Désastres de la guerre » (5) laissant le reste de la série dans un très beau et modeste hors champs.
C’est la deuxième fois que je parcours l’exposition du Jeu de Paume et cette fois je m’arrête devant les deux gravures. Je ne les avais simplement pas vu à ma première visite. La découverte entre-temps du Käthe Kollwitz Museum de Berlin m’avait véritablement bouleversé me laissant justement « aux aguets » devant les deux cycles, « Les Tisserands » et « La guerre des paysans » résonnant alors dans une criante évidence avec l’exposition « Soulèvements ». Le lien était fait, il suffisait maintenant de suivre le fil et de retourner voir les deux gravures de Kollwitz à Paris, celles que j’avais manquées la première fois.
L’entraperçu est venu alors se nicher dans un détail presque insignifiant, très anecdotique, mais qui au final aidera à dénouer le fil en s’arrêtant aux mots : les deux cartels ont été inversés lors de l’accrochage. « Losbruch » (« Assaut »), d’un côté, « Aufruhr » (« Emeute ») de l’autre, chaque mot légendant à l’inverse les deux gravures respectives.
Je sais peu de choses sur la première gravure (« Aufruhr »), réalisée par Kollwitz en 1899, sauf que sa traduction ne prête pas à confusion, il s’agit bien d’une émeute au sens littéral. La gravure ne fait pas partie d’un cycle, mais se situe temporellement entre le cycle des Tisserands réalisé entre 1893 et 1898 et le cycle intitulé « La guerre des paysans », constitué de sept gravures et réalisé entre 1902 et 1908. « Aufruhr », entre les deux, montre donc l’intérêt renouvelé de l’artiste pour la thématique des soulèvements et constitue certainement en prenant déjà la forme d’une révolte paysanne un travail préparatoire de la série à venir.
La guerre des paysans
La seconde gravure, à mon sens la plus forte, « Losbruch » – légende traduite par « Assaut » dans l’exposition du Jeu de Paume, datée de 1902-1903 et prêtée par le Käthe Kollwitz Museum de Cologne au même titre que la première fait partie effectivement de la série « Bauernkrieg », « Guerre des paysans ».
Käthe Kollwitz qui recevra pour cette série, avant même de l’avoir achevée, le prix de la Villa Romana fondé par Max Klinger, s’inspire de la représentation historique de Wilhelm Zimmermann racontant la jacquerie paysanne de 1524-1525. L’ouvrage « Allgemeine Geschichte des grossen Bauernkrieges » (6), daté de 1841, est une étude approfondie se référant à des sources réelles du conflit pendant lequel les paysans avaient exigé l’abolition du servage.
L’étude de Zimmermann contient notamment une représentation de la « Métayère noire » (« Schwarze Anna »), le seul personnage féminin historiquement attesté parmi les insurgés, qui bénit les paysans avant la prise de Weinsberg. C’est cette scène qu’utilisera Kollwitz dans ses dessins préparatoires et en mettant une femme au premier plan galvanisant la foule en marche pour la gravure « Losbruch » du cycle que j’ai pu revoir au Jeu de Paume.
C’est la première gravure réalisée pour la série et pourtant son cinquième feuillet, point de basculement, nous y reviendrons, de la révolte des paysans dans le film déroulé par l’artiste :
D’abord deux scènes d’accablement : le premier feuillet, les deux laboureurs, père et fils, les corps pliés dans le même geste, tendus comme la courroie de la charrue qu’ils tirent, presque à l’horizontal, écrasés par un ciel de plomb, « Les laboureurs » (« Die Pflüger »); puis la terrible nature morte, deuxième feuillet, « Violée » (« Vergewaltigt ») ; la série se poursuit sur les troisième et quatrième feuillets dans une verticalité retrouvée, ce qui couve avant la révolte, les mains crispées sur la faux, quand la fureur gronde et remonte des entrailles de la terre : « Battant la faux » (« Beim Dengeln ») et « Armement sous une voûte » (« Bewaffnung in einem Gewölbe »). Enfin, ce que l’on a nommé le point de basculement : « Losbruch », parfois traduit par « Soulèvement » ou « Emeute », par « Assaut » sur les murs blancs du Jeu de Paume.
Les deux derniers feuillets, comme dans le cycle des Tisserands, mettent finalement un terme brutal au soulèvement des paysans : le clair obscur « Champs de bataille » (« Schlachtfeld ») avec une scène de deuil entre une mère et son fils, terrible présage de la perte du fils ainé de Käthe Kollwitz, Peter, tué en Flandre belge, dès les premiers mois de la Grande Guerre; enfin « Les prisonniers », « Die Gefangeden » qui clôt la série. Il ne faudra pas manquer, à l’occasion du 150ème anniversaire de Käthe Kollwitz, l’exposition exceptionnelle au musée Käthe Kollwitz de Cologne (« Soulèvement ! Renaissance, réforme et révolte dans l’œuvre de Käthe Kollwitz ») qui présentera le travail de recherche effectuée par l’artiste pour ce cycle et nous en apprendra plus sur la genèse et les influences des œuvres qui la constituent.
Losbruch ou « le déclenchement »
Mais revenons à la gravure intitulée « Losbruch », cinquième feuillet du cycle de « La guerre des paysans ». « Assaut » n’est certainement pas la traduction la plus juste. Losbruch, contraction de los, comme un départ lancé, avec cette idée d’action subite vers l’avant, de soudaineté, (l’injonction « Allez ! », « C’est parti ! », « on y va »), et de bruch qui signifie la rupture, la cassure, n’est plus couramment utilisé de nos jours (il se dit plutôt « Ausbruch »). La meilleure traduction en serait Déclenchement. La traduction courante en anglais est d’ailleurs plus proche du mot original : outbreak qui reprend les sens d’extériorité et de rupture. « Outbreak » est d’ailleurs la traduction anglaise que l’on retrouve sur le cartel de la gravure exposée au Käthe Kollwitz Museum de Berlin, celle aussi utilisée dans le livre « Prints and drawings of Käthe Kollwitz » (7). Déclenchement, ce que l’on avait appelé au préalable point de basculement décrit plus un mécanisme de transformation entre l’avant et l’après, entre l’accablement et le soulèvement, qu’une déferlante, plus le questionnement du phénomène que le geste proprement dit (« assaut », « émeute », « soulèvement »).
Fethi Benslama en racontant le récit de la révolution tunisienne (8) insiste par exemple sur la « valeur propre » de la notion de déclenchement et décrit cette transformation qui vient éclairer le sens réel de losbruch. D’un côté la soudaineté, la fulgurance, l’énergie du passage au delà de la soumission vers l’insoumission, « ce qui vient sans être vu » (los), de l’autre ce qu’il appelle un « mouvement d’extériorisation », « une éjection » ou encore « une sortie hors de soi » et « l’arrachement » qui se produit alors est effectivement du domaine de la rupture d’un état à un autre (bruch). Pour reprendre ses lignes dans leur intégralité :
« Il faut accorder à la notion de déclenchement une valeur propre (…) Il nous faut penser ce « soudain » qui désigne dans la langue « ce qui vient sans être vu » et qui, en un court laps de temps, renverse massivement la soumission, du moins apparente, en insoumission flagrante et généralisée des mêmes sujets. Comment ces « mêmes » deviennent-ils autres ? Quelle est cette énergie transformatrice par laquelle « Je », « Nous » ne sont plus comme avant ? Telle est la question de ce qu’on appelle selon une certaine conception psychanalytique « subjectivation », notion reprise parfois dans la philosophie politique, pour penser le processus par lequel un individu ou un groupe devient autonome, reconnait l’irréductible altérité dont il est porteur, se sépare de la cause de son aliénation. Pour ma part, au regard de l’expérience révolutionnaire tunisienne et de sa propagation dans le monde arabe, je préfèrerais mettre l’accent sur le mouvement d’une sortie hors de soi , donc plutôt éjection que subjection . Il se passe comme si l’injustice instauratrice d’une longue mésestime de soi, virait subitement du registre de la réalité supportable à l’insupportable, et déclenche une séparation des sujets de ce qui les contenait en eux-mêmes jusque-là. C’est un mouvement d’extériorisation, tel un cri, à travers lequel se produit un arrachement à la contrainte intime du rabaissement et de sa douleur enfouie, pour s’expulser dans l’insurrection où tout l’être est à venir. La crainte semble abolie ; mais en fait elle ne disparaît pas, elle est retournée au dehors : de crainte éprouvée elle devient crainte inspirée au tyran. » (8)
On peut faire l’hypothèse que la gravure de Kollwitz, magnifiquement documentée par les écrits historiques de Zimmermann, écrits repris et complétés par Engels sept ans plus tard (9), s’inscrit clairement dans ce point de basculement de la série. Après la représentation des expressions les plus brutales de soumission (« Les laboureurs » et « Violée »), le soulèvement est à l’œuvre et exprime la dialectique du retournement : le renversement de la soumission en insoumission, de la mésestime de soi à l’altérité, du supportable à l’insupportable, de la crainte éprouvée à la crainte inspirée au tyran. Il s’agit de ce moment de transformation soudaine, de déclenchement (Losbruch), moment où la révolte se met en branle et où « tout déclenche une séparation des sujets de ce qui les contenait en eux-mêmes jusque-là ». Losbruch serait cette rupture soudaine, inattendue et radicale (« tel un cri »), qui lance un groupe d’individus hors d’eux-même et de l’injustice dont ils sont les victimes vers un ailleurs insurrectionnel. De la souffrance contenue dans les premières gravures de la série, de ces corps tendus comme des arcs, torturés, mis à mal, meurtris par le travail accablant, depuis les sombres tréfonds d’une réalité résignée, remonte comme un hurlement un mouvement lancé, expulsé, éjecté au dehors que rien ne semble pouvoir maintenant arrêter.
10 mars — 5 juin 2017 – Kollwitz 2017 — 150e anniversaire
« SOULEVEMENT ! Renaissance, réforme et révolte dans l’œuvre de Käthe Kollwitz »
Käthe Kollwitz Museum Köln – Kreissparkasse Köln – www.kollwitz.de
(1) Selon les termes de Deleuze – l’Abécédaire, produit par Pierre-André Boutang et réalisé par Michel Pamart – 1988-1989, « C comme culture »
(2) Soulèvements, Musée du Jeu de Paume Concorde, du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017, commissaire Georges Didi-Huberman
(3) Käthe Kollwitz, Losbruch (Assaut) – 1902-1903 – Exposition Soulèvements au Jeu de Paume – Käthe Kollwitz Museum Köln
(4) Käthe Kollwitz, Aufruhr (Emeute) – 1899 – Exposition Soulèvements au Jeu de Paume – Käthe Kollwitz Museum Köln
(5) Francisco de Goya, Desastres de la guerra (Desastres de la guerre) : « Que valor ! », 1810-1820, 1ère édition de 1863, planche 7 Collection Sylvie et Georges Heft
(6) W. Zimmermann, « Allgemeine Geschichte des groben Bauernkrieges », t.1-3, Stuttgart (1841-1843)
(7) Prints and drawings of Käthe Kollwitz, selected and introduced by Carl Zigrosser, Dover Publications, Inc., Mineola, New-Yor
(8) Fethi Benslama, « Soudain la révolution ! », Editions Denoël, pages 16 à 18
(9) Friedrich Engels, « La guerre des paysans en Allemagne », 1850
Le travail de traduction des deux cycles (« Les Tisserands » et « La guerre des paysans ») a été réalisé avec l’aide de Björn Stüben, historien d’art.