Dans le remarquable documentaire censuré pendant plus de 10 ans Les statues meurent aussi de Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet (1), au moment où le discours devient clairement politique et anti-colonial et au delà de l’album en images célébrant l’art africain, le narrateur, sur la séquence d’une vue aérienne d’un village modèle construit par les colonisateurs, dit ceci : « tout ceci est dominé par le blanc qui voit les choses de sa hauteur et s’élève au dessus des contradictions de la réalité. ». Georges Didi-Huberman, dans une démonstration où il oppose la démarche de Malraux et de son musée imaginaire à celle de Chris Marker, a pointé avec raison que ces mots pouvaient s’appliquer justement à Malraux qu’il définit comme un « esthète occidental » de l’art en l’opposant au récit politique que fait Marker. (2)
Ce commentaire pourrait tout aussi bien concerner (mais c’est une extrapolation personnelle) par exemple un photographe qui jouerait avant tout la carte de la sensiblerie ou du cliché universaliste, unitaire (dans le style United Color of Beneton) ou pire encore, resterait à distance, sans prendre le risque de se rapprocher des contradictions, des plis, des cicatrices de la réalité, en questionnant l’inconnu, l’autre, à hauteur d’homme, dans ce qui fait douloureusement signe.
Les esthètes sont dans une entreprise d’appropriation où le « je » est au centre et la forme souvent emphatique, à l’inverse de la démarche de Marker qui au contraire nous offre une vision critique, militante de l’art, ce que Georges Didi-Huberman énonce « dans la triple division, anthropologique, historique et enfin politique ». (2)
Si l’on va plus loin, cela pose aussi la question du regard, regard pour soi, regard pour autrui, hauteur de vue :
« S’élever au dessus des contradictions de la réalité » ou au contraire se frotter aux contradictions de la réalité dans une dialectique qui peut elle conduire à comprendre, dialectique du savoir, en laissant entre autres une place aux « sans-noms » (Namenlosen), chers à Walter Benjamin et pointés par Didi-Huberman.
Devant le sujet, l’objet de questionnement, le choix est déterminant : la condescendance (par laquelle « on s’abaisse au niveau d’autrui ») dans un esthétisme supérieure, prendre position littéralement à distance d’hélicoptère par exemple, ou se rapprocher, et prendre le risque d’être dérangé, surpris et accepter de se laisser observer, voir de se regarder soi-même, dans un retournement salutaire.
(1) Chris Marker, Alain Resnais, Ghislain Cloquet, « Les statues meurent aussi », 1953(2) Georges Didi-Huberman, « l’Art n’a pas le privilège absolu », extrait d’une conférence donnée à l’Université de Liège autour d’André Malraux et du film de Chris Marker, 9 mai 2011
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